Les bons moments de la vie à bord
Pourquoi penser vivre sur un voilier quand la retraite nous le permet? Qu’est-ce qui motive tous ces gens à prendre le large dès qu’ils ne sont plus forcés d’aller au travail chaque lundi? C’est le plaisir de la découverte.
Quoi! Tout le monde peut partir en voyage! Oui? Pourriez-vous décider de vos propres moyens d’aller connaître Rio de Janeiro? Oh oui, mais il vous faudrait vous adresser à une agence de voyages, réserver des billets d’avion aller et retour ainsi qu’un hôtel, etc. Et si on décidait de bien connaître Rio? Si on se proposait d’y demeurer quelques mois? Oh là! On n’est pas tous millionnaires! Pourtant, celui qui vit déjà sur son voilier n’a qu’à tracer la route sur la carte et partir voir Rio. C’est ça le potentiel de découverte que la vie à bord nous apporte.
On parle de découverte de paysages, mais aussi de gens et de leur monde. De leur mode de vie, de leur cuisine, de leurs loisirs. Découverte d’animaux, autant marins que terrestres. Découverte de la grande liberté qu’offre la mer. En fait, c’est vraiment ça la réponse : la liberté. Oui, à l’âge de la retraite, on peut connaître la première grande liberté de sa vie. Ne me dites pas que c’est de la foutaise! Je le vis depuis vingt ans!
Voir sauter un baleineau dans la baie entre les pitons à Sainte-Lucie fait accélérer le rythme cardiaque du marin le plus en forme! Un baleineau a tout de même une taille impressionnante. De le voir, ce cétacé, s’envoyer en l’air, coup sur coup, en vrillant pour retomber en éclaboussant une grande partie de la baie, au minimum attire l’attention de tous! Même celle des autochtones les plus blasés qui s’arrêtent, impressionnés. Ce n’est qu’un bébé qui s’amuse. Mais ça coupe le souffle, je vous l’assure!
Imaginez une nuit sans lune, dans une baie du sud de l’île de Grenade, alors que les étoiles sont très brillantes et les planètes presque aveuglantes. Je remarque qu’on n’observe pas tout à fait les mêmes constellations que chez nous. Et là, directement au sud, cette croix? C’est bien la Croix du Sud? Pas la Fausse Croix du Sud? Eh non, la cinquième étoile est bien là, et voici la Fausse Croix. Cette petite constellation a marqué la vie de bien des marins et pilotes ainsi que l’imaginaire de bien des lecteurs d’Antoine de Saint-Exupéry. L’avion à bord duquel disparut Mermoz se nommait la Croix-du-Sud. C’est un moment qui m’a marqué, cette découverte de la Croix du Sud. Je m’en souviens toujours, et ce, malgré un bon nombre d’années.
La découverte d’un atoll. Oui, tout le monde connaît. Mais pour moi, la première fois que je suis entré dans le lagon d’un atoll fut un moment bien spécial. Nous étions à Las Aves de Barlovento, au large du Venezuela. Très différent de toutes les îles que j’avais vues, cet atoll. À peine si la terre émerge de la mer. Et pourtant pousse une mangrove dont les palétuviers atteignent la taille d’un très grand chêne. Partout des oiseaux. (Aves, c’est « oiseaux » en espagnol.) Et pour cause, le lagon peu profond leur offre un territoire de pêche incomparable. Partout du corail. La mince mer sur fond tout à fait blanc prend la couleur d’une émeraude pâle. C’est un peu magique comme environnement. On parle tout bas tellement on se sent étranger. Je vous souhaite de connaître un jour un atoll sauvage.
Des arbres gratte-ciel. Et les longues lianes qui pendent de ces géants semblent venir de nulle part. Des fougères qui font la taille d’un gros pommier. On se sent comme un Lilliputien perdu dans le jardin de Gulliver. Et cette odeur de terre, de verdure, de fleurs et de mousse! Un seul mot résume tout : Wow! Pas nombreux ceux qui ne sont pas impressionnés. On se souvient longtemps de cette première excursion en forêt humide.
Une plongée en apnée, palmes-masque-tuba le long du récif en fer à cheval des Tobago Cays. Les poissons de récifs, vous le savez, sont multicolores, de dimensions variées, peureux et amusants à observer. Puis, comme je contourne une grosse patate de corail, juste là, bien devant moi, un requin qui semble à ma taille. Ouf! Impressionné le Québécois? Oh que oui! Je ravale ma pomme d’Adam et remarque que c’est un requin dormeur. L’adrénaline se dissipe, mais pas la mémoire de cette première rencontre avec un assez grand squale.
Comme je remonte dans le cockpit après être allé chercher à boire, je suis tout à fait étonné de voir un skieur évoluer à 50 m du bateau, dans son sillage. Il slalome et gicle des rideaux d’eau de tous bords. C’est un espadon voilier. Des poissons de plus d’un mètre, oui j’en ai souvent pêché. Mais celui-là! Après plus d’une heure d’efforts, je réussis à le monter à bord. Il était mort avant que je tente cette manœuvre, vous pensez bien! Il mesurait 2,17 mètres. Oui, ça aussi, ça laisse une forte impression!
On conçoit donc que ces moments de découverte soient de grands moments de joie. Sont-ils assez fréquents tout de même, ces moments? Plus on bouge, plus ils seront fréquents. Mais voilà, bouger trop souvent sans prendre le temps de connaître n’est pas non plus notre affaire de retraité libre, vivant à bord. On veut s’imprégner de la culture locale, connaître et profiter. Goûter et bien comprendre, pas simplement glisser en deux jours et aller voir ailleurs comme des touristes pressés. Et ces petits moments de connaissance, ces joies de rencontrer, ces plaisirs de table, ces ambiances qui nous transportent, tout cela est au moins aussi valable que les moments forts, vécus durant nos navigations. Ils sont plus fréquents et souvent aussi permanents en mémoire. Simplement un souper « pot luck » avec, à votre table, un couple qui vient d’Alaska, un autre d’Afrique du Sud, des Argentins et des Catalans. Inoubliable! Quel plaisir! Une joie de vivre, un instant de vie magique qui fait disparaître toutes ces années de labeur commandé et répétitif. Finalement, on est libre et on en profite!
Ce que je raconte a l’air d’une vie bien remplie. Oui, c’est vrai. Cependant, ne demandez pas à un Québécois errant, à voile, ce qu’il fait de ses journées. Il aura de grandes difficultés à vous répondre. Et pourtant, ses journées sont toutes trop courtes. Il faut comprendre que certains gestes quotidiens sont plus longs à réaliser. Quand on se lave, il ne faut pas gaspiller l’eau. Quand on veut aller à terre, il faut penser à tout apporter. Il faut penser où nous allons laisser l’annexe. Il existe de nombreux problèmes à résoudre ce qu’à terre on fait tous les jours sans même y réfléchir. Alors, pourquoi aller vivre en mer?
La réponse la plus simple qui me vienne à l’esprit : il y a 29 % de terre et 71 % de mer sur cette planète. Et ceux qui veulent voir et connaître ce qu’il y a au bout de la mer sont prêts à endurer ces petits inconvénients. Pourquoi l’appeler planète Terre plutôt que planète Mer? Simplement que la quasi-totalité des humains ne connaît pas la mer ou la craint.
La mer, c’est l’autoroute qui relie tous les continents. Pour l’instant, elle n’a pas de postes de péage ni d’aires de repos. Seulement des pirates en certains endroits bien identifiés. La mer est la dernière patrie des nomades. Elle n’appartient à personne, donc à chacun de nous, nomades. Monotone la vie en mer? Oui, probablement un peu. Mais surtout pour qui ne voit pas, ne remarque pas ou est autrement insensible. On peut avoir des yeux qui fonctionnent et ne pas voir. Un coucher de soleil en mer n’a d’égal nulle part. Une nuit sans lune en mer est paralysante. Il y a tant d’étoiles qu’on ne vous comprendrait pas si vous tentiez de raconter cette découverte. On se sent si petit, mais faisant réellement partie de cet univers sans limites!
L’horizon est infini, le temps perd ses heures, la vie prend le dessus. Il faut le vivre pour le comprendre. La mer n’est pas une ennemie, loin de là! Les marins sont tous frères et l’entraide est une loi de la mer. Quand on touche terre, c’est l’apothéose! En fait, quand on voit finalement la terre de notre destination, c’est là un moment si fort qu’on ne l’oublie jamais. Alors, pourquoi repartir? Parce qu’on est nomade. Parce qu’on sait qu’il y a un « plus loin ». Par désir de découvrir, de connaître. Quelle joie d’être retraité à bord!
Pas pour tout le monde? Non. Ces grands moments, pour certains, seront des cauchemars pour d’autres. Je plains les autres… pauvres eux! Si vous vous sentez des affinités avec Antoine de Saint-Exupéry, avec Bernard Moitessier, avec Jacques Brel ou Josua Slocum – Saint-Exupéry découvrait par les airs et non par la mer; c’est pareil, surtout quand il l’a fait! –, si découvrir vous excite, si la nature, la vie, la liberté sont vôtres, alors pensez profiter de votre retraite pour vivre à bord.
Pourquoi y a-t-il plus de Québécois que de Canadiens de tout le reste du pays qui vivent à bord et partent à la découverte? Je n’en sais rien. J’imagine simplement que c’est dans nos gènes. Nos ancêtres venaient de toute la côte Atlantique de France. Et même après nombre de générations, nous sommes toujours attirés par la grande liberté, la découverte, le plaisir de naviguer. Oh oui, c’est un plaisir! Pourquoi? Inexplicable. C’est comme un feu de foyer. Pourquoi sommes-nous toujours aussi heureux de voir crépiter les bûches dans l’âtre? Nos gènes? Le feu dans le foyer, c’est Dame nature qui est de notre bord. Tout comme la brise qui nous pousse vers notre destination. Quel plaisir! Ça s’explique? Non.
Par Michel Brassard
Crédit des images : Québec Yachting
*Chronique La retraite à voile publiée dans le magazine Été 2015 de Québec Yachting.