Mais quel est donc cet envoûtement pour la mer?
Qu’est-ce qui peut bien nous amener à aller vivre sur l’eau durant des années quand, à la retraite, finalement plusieurs choix s’offrent à nous. C’est un peu bizarre à première vue. Alors, qu’est-ce qui nous attire à la mer? Est-ce un choix rationnel ou cédons-nous à une trop forte attirance?
L’eau, que ce soit celle des fleuves, des rivières, des lacs ou des mers, semble exercer sur nous un charme certain. D’où nous vient donc cet enchantement assez fort quelques fois pour influencer jusqu’à notre choix de vie, un choix libre et important? La retraite étant pour plusieurs d’entre nous la première occasion de décider calmement de notre orientation de vie sans les contraintes du travail, sans le fardeau des grandes responsabilités sociales et familiales.
Dès le début de notre vie, minuscule embryon, c’est dans l’eau que nous devenons fœtus et prenons forme humaine. Peu de temps après la naissance, nous jouons dans le bain avec le plus grand des plaisirs. À peine avons-nous appris à marcher qu’à la première occasion nous nous dirigeons vers une flaque d’eau pour y sauter à pieds joints. Tous les enfants du monde le font. Quelle que soit leur langue ou leur culture, jouer dans l’eau les attire tous et leur apporte le sourire : ils en rient, crient et sautent. Quel plaisir! Voyez-les rire, ces petits! Même adulte, s’arroser avec le jet ou un pistolet à eau nous amuse. L’eau nous attire tous. Enfin, presque tous. L’eau fait partie de notre vie depuis avant notre naissance.
Cette première eau qui entourait notre embryon représentait tout notre univers. Elle assurait notre confort et surtout notre sécurité alors que nous étions absolument fragiles. Pire, nous sommes constitués d’eau en très grande partie. Quand on y pense, l’eau et l’air nous sont, au moins sinon plus, essentiels que la terre. Alors, est-il si bizarre d’aimer l’eau?
La première fois, avec papa sur le lac, comme c’est excitant! Quand tout bébé, ne sachant pas encore marcher, nous regardions l’eau avec de grands yeux et un beau sourire. Quand bambin nous découvrions, en quittant le rivage, tout un nouveau monde, nous avions alors le sentiment de devenir des privilégiés. Voguer sur l’eau du lac était un peu une drogue. Nous étions presque dans un état second, comme si nous devenions un autre être. Comme l’idée qu’on se faisait d’un ange qui peut voir l’activité de tous sans être impliqué. Un certain calme détachement règne à bord d’une petite embarcation qui se déplace sur l’eau et déteint sur nous, surtout quand il n’y a pas de bruit de moteur, mais simplement le frou-frou d’un aviron. Ce plaisir de glisser sur l’eau est semblable à celui de glisser à ski sur une longue pente enneigée en contrôlant parfaitement sa trajectoire. Un plaisir si simple et, pourtant, qui demeure avec nous toute la vie. Pourquoi est-ce si agréable? Difficile d’analyser la cause de ce plaisir pourtant bien réel.
Pour les privilégiés qui ont un jour hissé une voile afin de profiter de la brise et se déplacer sur l’eau, ce sentiment spécial aura pris, alors encore, plus de dimension. Si se déplacer à l’aviron était un plaisir, sentir la brise gonfler la voile et nous tirer dans la direction choisie devient fascinant. On peut et on doit interagir avec le vent et la résistance de l’eau pour conserver l’équilibre et avancer. On découvre tout un monde, un aspect de la nature de l’eau jusque-là inconnu. On devient facilement accro à cette attirance.
Il existe aussi une autre expérience du genre : le planeur. Piloter un planeur se dit pratiquer le vol à voile, précisément à cause de cette ressemblance. Les longues et fines ailes du planeur sont nos voiles. Nous quittons le sol, tout comme le voilier quitte la rive, pour ensuite dépendre de notre habileté à utiliser les courants ascendants et à contrôler nos déplacements. On peut se déplacer ainsi de plusieurs centaines de kilomètres durant la journée quand les conditions sont propices. Plusieurs pilotes de planeur connaissent et pratiquent aussi la voile et le ski. Ce sont des activités qui se ressemblent par ce plaisir bien réel et tellement simple, mais qui ne s’expliquent pas facilement. Bizarre de phénomène tout de même!
Ces activités de glisser sur l’eau, ou sur la neige, ou dans l’air, nous font toutes connaître un mode de déplacement excitant. Nous ressentons un plaisir, une joie mystérieuse à utiliser et à contrôler les forces de la nature. Pour tenter de décrire ce sentiment à ceux qui ne naviguent pas à la voile, ne pilotent pas de planeur ou ne skient pas, je dirais que c’est comme le plaisir de profiter d’un beau feu de foyer, surtout quand on rentre du froid, à l’automne. Le chauffage électrique est probablement plus confortable, mais jamais il n’apporte ce sentiment bien spécial du feu qui crépite dans l’âtre. Il y a bien des années que nous avons découvert le feu. Pourtant, le foyer qui s’illumine et crépite offre toujours cette joie, cette satisfaction, ce sentiment d’être privilégié. Ce phénomène facile à comprendre et pourtant difficile à expliquer est semblable au plaisir de naviguer, de se déplacer sur l’eau en empruntant les forces de la nature tout en contrôlant notre destinée. Cet attrait pour l’eau serait-il une mémoire de notre pré-naissance qui nous accompagne toute notre vie?
Pour plusieurs, ce goût d’être sur l’eau s’est révélé assez tôt pour devenir leur choix de vie, leur carrière. Ils sont marins, pour le commerce ou pour la pêche. Ils s’embarquent et sillonnent fleuves et océans pour gagner leur vie. Pour qui les comprend et parfois les envie, la mer possède certainement aussi cet attrait presque romantique. Un sentiment puissant d’appartenir à la nature tout en l’utilisant sans rien détruire. Si vous vous reconnaissez parmi l’un de ces deux groupes, vivre sur la mer pourrait bien représenter pour vous le plus excitant choix de vie à la retraite.
Si vous aimez vous déplacer et découvrir de nouveaux horizons, voir de nouvelles terres, observer de nouveaux pays, échanger avec leurs peuples, apprécier leurs cultures; si vous connaissez déjà et goûtez toujours le simple plaisir de glisser sur l’eau, vous devriez probablement considérer la voile et la vie à bord au moment de votre retraite. Si cet attrait pour vous est presque un engouement, vous devriez, à moins d’un empêchement majeur, planifier tout de suite une retraite de bourlingueur sur mer. Oui, mais est-ce bien raisonnable? Si ce bonheur est sensé, si profiter pleinement de sa vie est le propre des gens équilibrés, alors oui, c’est parfaitement raisonnable.
Pourquoi ne pas tout simplement « voguer » sur les routes et « mouiller » au milieu de verts terrains, dans le confort d’un véhicule récréatif, pour découvrir ces pays et ces gens? Si le rivage est pour vous une limite à ne pas franchir, si le feu qui pétille ne vous apporte rien de plus que le chauffage électrique discret, alors oui, le VR sur terre pourrait bien représenter le bonheur. Un conseil tout de même : tenez-vous loin de vos copains qui auront choisi d’écumer les mers à la découverte de la planète et voudront vous raconter leur retraite.
Cet attrait sera-t-il assez fort pour compenser durant plusieurs années les inconvénients de la vie à bord? Difficile d’affirmer avec certitude. Mais, pour ma part, j’avoue qu’il est toujours et encore très fort cet attrait quand je navigue. Ce n’est qu’à la suite d’une longue période de mouillage que j’aurai tendance à procrastiner et trouver maintes excuses pour ne pas hisser les voiles et quitter le rivage. Quand finalement décidé, je laisse le mouillage, il ne faut que quelques minutes de pleine mer pour que ce plaisir, cette fascination, revienne vite m’enchanter. Oui, même si je navigue en solitaire, même après toutes ces années à bord et tous ces jours en mer, l’inexplicable plaisir de glisser sur l’eau est encore présent et j’en suis le premier surpris.
Jusqu’à quel âge dure cet engouement? Je n’en sais rien. Tout ce que je peux certifier, c’est que pour moi l’attrait est toujours bien présent et que je repousse encore chaque année le retour à la vie de sédentaire les deux pieds bien sur terre. Je vous souhaite à tous de devenir accros aux envoûtements de la mer. Tant que ce charme de l’eau nous possède, notre vie est magnifique.
Par Michel Brassard
*Cette chronique a été publiée dans le magazine Hiver 2016 de Québec Yachting.