Naviguer des Bahamas à Grenade en temps de pandémie de la COVID-19
Nous rêvions de partir de George Town dans les Exumas en mars dernier afin de faire des sauts d’îles en îles et en visitant tranquillement les Caraïbes jusqu’à la saison des ouragans. Nous avions prévu de nous arrêter à Grenade de juillet à novembre. Somme toute un plan ambitieux mais réalisable pour l’équipage du voilier Air Cool, parti de Montréal en septembre dernier, pour une première année de navigation dans les Caraïbes. Les défis, on aime ça après tout.
Par contre, 2020 nous réservait la seule chose que nous n’avions pas prévu pour ce voyage, soit une pandémie mondiale. Comme tout le monde sur la planète, nous avons dû nous adapter. Malgré la beauté des paysages qui nous entouraient dans les Exumas, nous avons été confinés sur notre bateau pendant plus de 50 jours, sans possibilité de mettre le pied à terre (pour le récit détaillé, cliquez ici pour lire la partie 1 et cliquez ici pour lire la partie 2.
Pendant le confinement, lorsque nous réfléchissions à nos options, nous gardions toujours espoir de pouvoir nous rendre à Grenade. Par contre, c’était une très longue navigation pour nous y rendre de George Town, soit plus de 1200 milles nautiques (2100 km). Avec toutes les frontières fermées dans les Caraïbes, cela nous apparaissait de plus en plus improbable. On devait penser à l’approvisionnement en nourriture, en carburant et en eau. En plus d’une très longue navigation, nous aurions le plaisir d’avoir le vent, les vagues et le courant dans la face… des heures de plaisir en perspective.
Vers le mois de mai, Grenade annonce officiellement qu’elle ouvre ses frontières pour les bateaux, en suivant un protocole bien précis impliquant des formulaires, tests et quarantaine. Nous décidons de former une flottille avec les bateaux qui sont aux Bahamas et qui ont pour projet de se rendre à Grenade. En équipe, nous avons réussi à sécuriser un arrêt à Turks & Caicos et un autre à Puerto Rico afin de nous réapprovisionner en nourriture, en eau et en carburant. Cela nous permettra aussi de nous reposer, car les navigations qui nous attendent ne sont pas réputées pour être faciles.
Le 26 mai, huit bateaux ont donc finalement quitté George Town avec l’intention de passer l’été à la Grenade et d’y arriver avant que de véritables tempêtes ne frappent. Ce groupe était composé de Air Cool, Alegria, Breeze, Makitso, Mohini, Moonstone, PAREM et de Point Final, battant divers pavillons (américain, canadien et britannique). Nous avons eu la chance d’avoir avec nous dans la flottille nos amis québécois Pierre et Louise sur Point Final, qui sont partis du Québec en même temps que nous et qui ont passé leur confinement à Nassau.
Il y avait beaucoup d’excitation dans l’air ce matin-là. Nous avons quitté à l’aube par la sortie sud d’Elizabeth Harbour, afin de se rendre à Rum Cay, question d’avoir un meilleur angle pour se rendre à Turks & Caicos. Une petite navigation de 60 milles nautiques qui nous permet de s’habituer à naviguer en flottille et de mettre nos procédures de sécurité en place.
C’est une agréable navigation et nous arrivons à Rum Cay un peu avant le coucher du soleil. Après une mauvaise nuit dans cet ancrage très rouleur, nous sommes partis à nouveau au lever du soleil le lendemain, en direction de Turks & Caicos, ce qui représente une navigation d’un peu moins de 200 milles nautiques, soit environ 36 heures. La navigation a plutôt bien été, sauf pendant la nuit, où plusieurs bateaux ont perdu temporairement leurs instruments, car il y avait des orages électriques au loin.
Le 28 mai vers 13 h, nous avons pratiquement T & C à vue. Enfin, nous allons pouvoir jeter l’ancre dans la magnifique Sapodilla Bay et nous y reposer. Soudainement, le ciel est de plus en plus gris et la mer s’agite. Nous avons maintenant en vue, au lieu de T & C, le plus gros grain que nous avons vu de notre vie, et il s’en vient directement sur nous. Après 36 heures de navigation offshore, soit notre plus longue à vie, nous nous en serions passé volontiers. Nous avons analysé la vitesse et la direction du grain et nous l’avons finalement contourné. C’est étonnant à quel point ce genre de grain peut faire lever les vagues rapidement.
Après s’être annoncés et enregistré auprès de Provo Radio, nous avons pu jeter l’ancre et apprécier l’eau cristalline de T & C.
Les neuf jours suivants ont été passés à attendre une fenêtre météo pour se rendre à Puerto Rico. Heureusement, et contrairement aux Bahamas, nous pouvions visiter librement les bateaux des autres.
Le 8 juin, nous considérons que la fenêtre météo semble la meilleure possible afin de se diriger vers Puerto Rico. La navigation à venir est un bon défi pour tous les équipages, de par sa durée, ses conditions de mer et aussi le fait que nous devrons affronter le redoutable Mona Passage.
En effet, c’est une navigation d’un peu moins de 400 milles nautiques qui nous attend, ce qui représente environ 80 heures. Nous avons préparé de la nourriture pour la durée du passage, en cas de mer houleuse. Vive le riz froid, les salades de pâtes et les œufs cuits durs, mangé directement avec les ustensiles dans les récipients afin de faire le moins de vaisselle possible.
Les deux premières journées ont été assez sportives, contre le vent et les vagues. Nous avons des petits vallons de 4-5 pieds, mais c’est ce qui était prévu, alors le tout se passe relativement bien. Ensuite, c’est le paradis.
La troisième journée a commencé par une vue magnifique sur les montagnes de la République dominicaine, que l’on pouvait apercevoir à travers les nuages qui les enveloppaient.
Nous avons par la suite eu une belle traversée juste au nord du Mona Passage. Nous n’aurions pas pu rêver de meilleures conditions de navigation.
Le 11 juin, nous sommes finalement arrivés sans trop d’histoires à notre destination, Puerto Real, sur la côte ouest de Puerto Rico. C’est le seul port sur la côte est de Puerto Rico autorisé à admettre des bateaux étrangers pour réapprovisionner et pour des réparations. Nous pouvons profiter d’un superbe coucher de soleil dans la baie de Puerto Real le soir de notre arrivée.
En conformité avec les règles locales applicables, nous avons passé environ deux semaines à Puerto Rico, profitant d’une certaine liberté, des bons restos et d’un réapprovisionnement digne de ce nom.
Étant donné que 2020 est spéciale sur tous les plans, nous avons pu expérimenter la plus dense brume du désert du Sahara depuis les 50 dernières années. Pourquoi je n’étais pas surprise?
Juillet est maintenant à nos portes, annonçant ainsi le début officiel de la saison des ouragans. Les autres bateaux de la flottille ayant décidé de rejoindre les deux premiers aux Îles Vierges des États-Unis, nous sommes seulement les voiliers Point Final et Air Cool à faire ensemble la dernière partie du voyage. Une fenêtre météo se pointe à l’horizon et nous décidons de partir de bon matin le 27 juin.
La mer est belle, mais nous avons une bonne houle qui nous ralentit pas mal plus que nous aurions aimé. Nous avons peine à voir au loin les montagnes vertes de Puerto Rico à cause d’un nouvel épisode de brume du Sahara.
Pendant trois jours, on se bat à voiles-moteur contre le vent, les vagues et le courant. Je vois parfois que l’on va à 2,5 nœuds et ça me décourage vraiment. Le plan initial était de faire cap de Puerto Rico vers la Martinique et par la suite, d’avoir le vent avec nous et d’être protégé par les îles, mais nous sommes forcés de nous rendre à l’évidence que ce plan ne fonctionnera pas. Nous n’aurons pas assez de carburant. De plus, nous prenons la météo deux fois par jour avec notre IridiumGo, alors nous savons à ce moment qu’une onde tropicale traversera la mer des Caraïbes dans trois jours et nous ne voulons pas nous retrouver dans sa trajectoire. Après discussion avec l’équipage de Point Final, nous décidons de faire un tack directement vers Grenade.
Les deux dernières journées ont été très éprouvantes, la mer était assez grosse, avec des vagues de côté de 10-12 pieds. Nous naviguons au près serré, alors le bateau est vraiment gité et ce depuis plusieurs heures. Lors de la cinquième et dernière journée, le vent s’est vraiment levé. Les vagues sont tellement grosses que quand elles cassent sur le côté du bateau selon un certain angle, le cockpit est inondé d’eau salée et l’équipage est trempé, malgré le dodger, le bimini et les panneaux de côté. Heureusement, avec Point Final, nous nous encourageons durant toute la traversée. La nuit tombe, il y a maintenant entre 28-32 nœuds de vent, ce qui nous donne une heure d’arrivée en plein milieu de la nuit dans l’ancrage de quarantaine de Grenade, ce qui est loin d’être idéal.
Les deux équipages sont trop fatigués pour ralentir et attendre le matin, surtout avec les conditions de mer présentes. Nous allons donc devoir nous ancrer de nuit, mais vu que c’est presque la pleine lune, la visibilité est très bonne.
Presqu’une heure du matin, nous avons enfin Grenade en vue. Richard, du voilier québécois PhiloSophie, vient de nous donner les informations sur une zone d’ancrage sécuritaire et facile pour la nuit, car il nous a entendus discuter avec Point Final sur la VHF. Même très loin de chez nous, on peut toujours compter sur la communauté québécoise de la voile. Nous nous ancrons et allons dormir aussitôt.
Le lendemain matin, nous nous levons avec un bon café et l’odeur merveilleuse du ylang-ylang transporté par la brise provenant des montagnes. On l’a fait, on est à Grenade!
Par Annie Patenaude
*Cet article a été publié dans le magazine Automne 2021 de Québec Yachting. Abonnez-vous, c’est GRATUIT!