L’appel du large et la logique du raisonnable
Pour qui le ressent, cet appel est-il l’orée d’une chimère ou la motivation d’un choix raisonnable?
Vous ressentez l’appel de la mer? Même si vous n’avez jamais vu de près la mer, déjà lacs et rivières nous invitent doucement à profiter de leurs eaux pour nous déplacer. Et le plaisir qu’on ressent à naviguer, pour plusieurs, il est bien réel. L’appel du large, au fond, c’est celui du plaisir de se déplacer pour découvrir l’horizon. La mer, c’est l’autoroute vers toutes ces destinations qui titillent l’imagination des humains depuis toujours. Par contre, un certain malaise se pointe quand on se voit sur cette mer, loin de toute terre, voguant sur un monde inconnu, étranger, un peu mystérieux. Après tout, nous sommes terriens, pas océaniens. On vainc ces grises pensées par des sorties progressivement plus importantes, s’éloignant de plus en plus du connu de notre quai. On s’y fait rapidement et, bientôt, on cherche des excuses pour profiter d’être sur l’eau et y trouver ce plaisir qu’on arrive difficilement à décrire.
Pour découvrir les merveilles de notre terre, il faut nécessairement traverser des mers. On peut réaliser ces traversées à flot ou par les airs. Par les airs, nous pourrons apporter quelques bagages et demeurer à l’hôtel, vivant comme un étranger qui transite. Par les mers, sur notre navire, il est facile de nous intégrer pour un moment à la vie de l’endroit. Plus tout à fait touristes, nous devenons plutôt participants temporaires à la vie locale.
Côté logique et raisonnable, on réalise facilement que le fait de voyager par ses propres moyens pour vivre un moment dans son chez-soi mobile est plus évident que de prendre les transports publics et vivre à l’hôtel. Le milieu de vie est très différent et bien plus « couleur locale » quand on demeure sur son bateau. Sérieusement, quels plaisirs espérons-nous vivre en choisissant l’autoroute océanique pour visiter? Nous savons déjà que le plaisir d’aller voir le monde, sentir ses climats, observer ses cultures et admirer ses paysages nous attire énormément. Ces plaisirs seraient-ils plus intenses en choisissant la voie maritime?
Il y a ce côté irrationnel mais bien présent, cette longue et douce jouissance qu’on éprouve instinctivement à se déplacer par ses propres moyens à travers la nature, profitant de la complicité de cette même nature, dont on utilise les forces. C’est semblable au plaisir qu’on ressent à traverser silencieusement forêts et prairies, glissant rapidement sur ses skis. Ou encore, et plus fort, mais connu seulement d’un groupe plus restreint que forment les pilotes de vol à voile. En fin de jour, après un long vol, planer tout doucement sans perdre d’altitude au-dessus de bosquets, champs et villages, alors que le sol rend à l’atmosphère son surplus de chaleur. C’est un moment magique qui nous trempe dans ce même plaisir secret que nous offrent la voile et le ski. Bouger, se déplacer avec le consentement de mère Nature, pour mieux comprendre, pour faire partie de cette nature.
Si goûter ce plaisir de la navigation, si l’instinct de la découverte sont en vous, il serait naturel de partir par les mers voir ces terres. On ne choisit pas de partir pour être plus en sécurité, mais bien pour profiter de la vie, réaliser ses rêves, assouvir sa soif de connaître. Tout de même, la sagesse nous conseille de considérer le niveau de témérité de nos projets.
Vous comprenez que d’aller à la découverte de notre planète est tout à fait logique. Que les mers offrent la plus belle façon de visiter, mais aussi la plus complète, tout en demeurant une des plus réalisables. Plus téméraire la voile en privé que les transports en commun? Oui, certainement, tout comme l’est la voiture face au bus, au train ou à l’avion. Mais les dangers sont statistiquement assez faibles avec tous ces modes de déplacement pour ne pas influencer nos choix. Il faut une bonne connaissance de la voile et de la mer, tout comme il faut une bonne expérience de la conduite d’une voiture sur les routes. Pour l’un comme l’autre de ces modes de déplacement, il est possible d’acquérir sans grandes difficultés les connaissances et l’expérience nécessaires à notre sécurité. Aujourd’hui, avec les divers moyens de télécommunications disponibles, les risques posés par la météo sont de beaucoup réduits. Les moyens de naviguer sont devenus d’une précision incroyable tout en demeurant tout à fait abordables. Il faut cependant demeurer vigilant et il n’est pas trop extravagant d’exiger de l’équipage une bonne familiarité avec les moyens de sécurité du bord.
Question coûts, voyager sur son voiler peut se réaliser de façon très économique. On parle ici de partir à la découverte de paysages, de gens, de cultures. Pas aller et revenir à la course, de façon que les tampons dans notre passeport soient encore humides. Il ne s’agit pas de vacances de plage en tout inclus derrière une haute clôture. Ni d’une semaine à Rio à danser la samba. Non. Découvrons le Brésil en passant par la Guyane et poursuivons vers l’Uruguay et l’Argentine. Pas prêts à apprendre le portugais? Alors, débutons plus facilement par l’espagnol en visitant l’Amérique centrale. Ensuite? Traversons vers le Pacifique. Pourquoi pas? C’est toute l’ambiance du voyage qui maintenant fera partie du plaisir de la navigation.
Chimères, vous pensez? Plusieurs le font et reviennent ravis de la plus belle expérience de leur vie. Imaginez-vous sur le pont de votre voilier une fin d’après-midi, à l’heure de l’apéro, très préoccupé par une décision majeure. Aller apprendre le portugais et admirer le détroit de Magellan, ou continuer en espagnol vers Panama et les Galapagos. On pourra renouer avec le français aux Marquises? Une importante bouchée de rêves à avaler? Plus facile de débuter par une virée aux Antilles? Oui tout ça fait partie des options bien réalistes de la grande navigation à voile.
Y a-t-il plus belle façon de voyager vers nos rêves que sur le pont de notre voilier?
Il n’est pas obligatoire d’entreprendre un grand tour de terre par les mers pour vivre ses rêves de découvertes et subir l’enchantement de l’exotisme de paysages, de rencontres, de cultures, de cuisines merveilleuses. Il faut surtout avoir ce qu’il y a de plus précieux, mais qui ne s’achète pas : la liberté de son temps. Voilà pourquoi ces grandes évasions se réalisent presque toujours à la retraite. Quand on nous accorde un visa de trois mois, nous sommes certains qu’après quelques semaines tout sera vu et classé dans nos souvenirs. Comment se fait-il que ces trois mois soient déjà derrière nous et que nous devions demander aujourd’hui cette extension de trois autres mois? Ah mais c’est que nous n’avions pas encore croisé ces gens! Ni participé à leur fête pour ensuite assister à cette marche de nuit de l’Easterval (c’est un carnaval fêté à Pâques sur l’île d’Union dans les Grenadines). On fait le tour de l’île à pied en chantant, en dansant et (oui) en buvant.) Et vagabonder au centre-ville, visiter les boutiques, pratiquer le farniente sur ses plages et profiter de ses cafés-terrasses toute une soirée avec des amis de bateau rencontrés récemment alors qu’ils arrivaient d’Afrique du Sud. Et puis ce sentier en montagne, dans la forêt humide, on aimerait bien y retourner revoir les fougères arborescentes. Ah les iguanes, les singes, les perroquets, les voiliers d’ibis écarlates qui annoncent la fin du jour! Et tout ce que nous n’avons pas encore vu. Dans le fond, trois mois, c’est court!
Quand on a toujours voyagé avec une échéance de retour, on n’a jamais vraiment pris le temps de connaître les gens, la couleur locale, la cuisine du pays, qui n’est pas nécessairement celle de restos. Il faut le temps. Et si on aime vraiment le pays, pourquoi partir quand on peut en profiter un peu plus? Et si on apprenait un peu le créole?
À ce rythme, un tour du monde peut prendre toute une vie. Mais quelle vie! Dans le fond, la plus difficile décision à bord, c’est bien de déterminer quand retourner vivre à terre. Décision que vous retarderez probablement plusieurs fois. Est-ce bien raisonnable? En tout cas, c’est ce bonheur que je souhaite à tous et à toutes!
Par Michel Brassard
*Cet article a été publié dans le magazine Hiver 2018 de Québec Yachting.